« L’homme est un loup pour l’homme », disait Hobbes dans une formule célèbre que Montesquieu jugeait des plus affligeantes. Si l’auteur des Lettres persanes est de bien meilleure compagnie que le théoricien du Léviathan, force est de reconnaître que ce dernier avait peut-être une connaissance plus juste de la triste nature humaine.
D’ailleurs, comment expliquer que, de la plus haute Antiquité jusqu’à nos jours, l’homme ait toujours été fasciné par le loup ? Est-ce simplement parce que, de tout le règne animal, le loup a un mode de vie qui se rapproche très étroitement de l’humain. Ne vit-il pas en couple et en meute, à l’imitation de tant de nos semblables ? Peut-être fascine-t-il aussi pour d’autres raisons.
La figure du loup incarne d’une certaine manière la face sombre de l’espèce vivante. Elle trahit surtout la cruauté inhérente de l’homme livré à lui-même, de l’homme libre des contraintes que la civilisation tente de lui imposer (avant que certains théoriciens de l’école pessimiste anglo-saxonne ne magnifient cette énergie carnassière de l’« humaine nature »
. Dans ses pires moments, l’homme est à tel point un loup pour l’homme qu’il lui arrive de se dévorer lui-même, ce que le loup s’abstient de faire en principe.
Et ce sont précisément ces hommes loups, ces loups-garous qui peuvent être l’arme du massacre. Qu’est-ce exactement qu’un loup-garou ? C’est un être humain qui se croit transformé en loup. A intervalles réguliers, souvent les nuits de pleine lune, la croyance populaire le voit victime d’une malédiction (liée à une faute réelle ou imaginaire) qui le fait devenir un loup sanguinaire. Certains hommes furent véritablement frappés par cette « maladie ». Les Anciens l’appelaient la « lycanthropie ».
D’après Ovide, cela remonte à une époque légendaire où le roi Lycaon, personnage audacieux de la mythique Arcadie, avait osé se moquer de Jupiter. Ce dernier, pour le châtier, le frappa d’une terrible malédiction : il le condamna à être transformé en loup.
« Ses vêtements se changent en poils, ses bras en jambes ; devenu un loup, il conserve encore des vestiges de son ancienne forme. Il a toujours le même poil gris, le même air farouche, les mêmes yeux ardents ; il est toujours l’image de la férocité. » Ainsi est né l’un des mythes les plus terrifiants de l’humanité.
Dans son Dictionnaire infernal, Collin de Plancy définit la lycanthropie comme une « maladie qui, dans les siècles où l’on ne voyait partout que démons, sorcelleries et maléfices, troublait l’imagination des cerveaux faibles, au point qu’ils se croyaient métamorphosés en loups-garous, et se conduisaient en conséquence. Les mélancoliques étaient plus que les autres disposés à devenir lycanthropes, c’est-à-dire hommes loups ».
En parlant des « mélancoliques », Collin de Plancy souligne indirectement que cette maladie peut dépasser les époques où l’on croit aux démons. Aujourd’hui encore, le mythe du loup-garou est bien présent dans l’univers de certaines personnes, surtout chez les adolescents. Qu’on songe au succès du film de Len Wiseman, Underworld, ou à celui, plus récent encore, de Stephen Sommer, Van Helsing (2004).
Comment expliquer cet engouement d’un autre âge ? Au fond, le loup-garou, à l’image du vampire [1] plaît à tous ceux qui ont du mal à trouver leur place dans la société - à l’image du loup-garou lui-même - et il fascine en même temps par sa force et son audace. Il est le miroir déformant d’une jeunesse mal à l’aise avec une civilisation qui ne parvient pas à lui présenter ses meilleurs aspects. Pour se convaincre de l’importance de ce phénomène méconnu, on lira la récente et agréable anthologie littéraire présentée par Alain Pozzuoli sur le loup-garou.
L’auteur, qui est un spécialiste de Dracula et de littérature fantastique (on lui doit le dictionnaire du fantastique), a réuni quelques grands textes évoquant cette légende, depuis les récits fondateurs d’Ovide et de Pétrone jusqu’aux romans de Boris Vian (l’étonnant Loup-Garou, où le célèbre romancier détourne la légende en évoquant la vie d’un pauvre loup, contraint de se transformer en homme de temps à autre) jusqu’à deux textes inédits, l’un de Daniel Walther, spécialiste de science-fiction, et d’un jeune romancier, Léo Henry. On regrettera que l’auteur n’ait pas tenté d’offrir au lecteur ignorant - dont nous sommes - une étude historique et psychologique un peu plus fournie sur ce phénomène singulier de la lycanthropie.
Le travail scientifique est un peu sommaire (on en a un exemple caractéristique avec le traitement trop rapide, sur le plan historique, de la question de la « bête » du Gévaudan). On saura cependant gré à Alain Pozzuoli d’avoir su nous introduire dans cet univers fascinant de la lycanthropie, en suggérant quelques pistes de réflexion : ce mythe met au jour non seulement la fascination que nous conservons tous au fond pour la « bête » qui est en nous, mais il continue aussi à nous toucher plus ou moins consciemment en ce qu’il réveille surtout notre désir bestial.
Le loup est associé à la sexualité : le dicton populaire ne dit-il pas, à propos d’une jeune fille déflorée, qu’elle « a vu le loup » ? L’expression n’est pas innocente. Le loup est partout présent, même chez les hommes des grandes villes. S’il prend aujourd’hui une dimension purement métaphorique, il a longtemps été un phénomène flirtant avec la réalité. Pendant des siècles, les populations rurales ont cru en Occident à l’existence de ces « hommes loups », comme l’on disait alors, qui ravageaient les campagnes et s’attaquaient aux animaux comme aux humains.
Le même Collin de Plancy notait que ces croyances pouvaient mener aux pires des carnages. Car, selon lui, les plus simples croyaient que les individus atteints de cette maladie avaient du poil de loup sous la peau. Aussi, quand ils soupçonnaient un sombre villageois d’être un loup-garou, ils avaient l’habitude de l’écorcher vif pour vérifier si cela était... Cette croyance se fondait comme souvent sur un fait vérifié : certains sorciers avaient pris l’habitude au Moyen Age de courir dans les champs pendant la nuit munis de peaux de loup, afin d’effrayer les populations. De même, dans l’affaire célèbre de la bête du Gévaudan, il est plus ou moins avéré aujourd’hui qu’il s’agissait d’un gros chien, comme les armées de Sa Majesté en utilisaient avant les charges d’infanterie pour désorganiser les lignes ennemies, à qui un seigneur pervers avait attaché une armature en fer et une peau de loup afin de le protéger.
Il ne faudrait pas croire, sous prétexte qu’on en a fini avec les sorciers (depuis le XVIIe siècle en Europe) que ce phénomène ne puisse pas réapparaître. L’auteur cite à juste raison l’affaire de la « bête de Senonges », dans les Vosges, qui, en 1994 !, égorgea plus de 80 animaux ! Elle venait après la bête de Sarlat, puis celle du Valais, et celle de Noth, qui n’ont jamais été élucidées. Mais, à l’exception de celle du Gévaudan, ces bêtes épargnèrent les humains.
Qui sait si la prochaine ne sera pas plus sanguinaire ?